• Longuet, Sarkozy, et l’alibi de la Libye

    article du 17 janvier 2012 dans http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2012/01/17/longuet-sarkozy-et-lalibi-de-la-libye/

    Longuet, Sarkozy, et l’alibi de la Libye



    Interviewé ce lundi 16 janvier 2012 par Patrick Cohen, sur France Inter, Gérard Longuet, ministre de la défense, a déclaré que l'action politique la plus notable de Nicolas Sarkozy, ces cinq dernières années, avait été son engagement pour la défense des droits de l'homme, "comme nous l'avons fait en Libye" :

    Patrick Cohen : question rituelle en ce début d'année présidentielle : la mesure ou l'action politique dont vous êtes le plus fier que vous mettriez en tête du bilan de Nicolas Sarkozy de ces cinq dernières années...

    Gérard Longuet : la capacité à prendre des décisions dans une actualité forte, et d'engager notre pays utilement pour les droits de l'homme comme nous l'avons fait en Libye.

     

    Nul ne contestera la contribution française, et l'implication de Nicolas Sarkozy, et donc aussi celle de Bernard-Henri Lévy, dans la libération de la Libye. Nul ne pourrait non plus décemment contester le fait que l'action de la France en Libye fut aussi la conséquence des propos de Michèle Alliot-Marie, qui avait déshonoré la France en proposant à Ben Ali de l'aider à réprimer la révolution en Tunisie. Ou encore que si Nicolas Sarkozy avait bel et bien réussi à vendre des Rafales à Kadhafi, ce dernier serait probablement encore aujourd'hui un dictateur en vie.
     

    Les documents Takieddine publiés par Mediapart démontrent qu'avant de libérer la Libye, Nicolas Sarkozy avait aussi mandaté Brice Hortefeux, Claude Guéant et Ziad Takieddine pour que la France vende à Kadhafi un système de surveillance massive de l'Internet.

    Amesys, la société française qui a ce système espion, à la demande des services secrets de Kadhafi, n'a pas non plus contesté qu'il fut utilisé pour surveiller, espionner et réprimer des intellectuels et journalistes, figures historiques de l'opposition démocratique libyenne, résidant pour partie en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, dont un ambassadeur, et un ministre.

    La France, "patrie des droits de l'homme", a donc aidé un dictateur à espionner des démocrates résidant dans d'autres démocraties : nous parlons donc bien là d'une affaire d'espionnage international impliquant notre pays et donc, comme je l'écrivais en septembre dernier, face à quelque chose qui a comme un parfum d'affaire d'État.

    Si Nicolas Sarkozy défendait vraiment les droits de l'homme...

    Interrogé à l'Assemblée, en décembre dernier, par le député (PS) Christian Paul, Gérard Longuet avait repris, texto, les éléments de language de la société Amesys, qui n'avait pas hésité à accuser l'ambassadeur de la Libye de pédophilie.

    Pour Amesys comme pour Gérard Longuet, le problème, ce n'est pas d'avoir conçu et vendu, à la demande de Kadhafi, un système espion de "surveillance massive" de l'Internet, "à l'échelle d'une nation", mais qu'il ait été "détourné" de son emploi initial… Cela dit, et comme s'en était très justement amusé Reflets.info (qui a, lui aussi, beaucoup rit à ce propos), quand on vend un système d'espionnage à un dictateur, que pourrait-il faire d'autre avec que s'en servir pour espionner ses ennemis ?…

    Gérard Longuet n'était pas encore ministre de la défense lorsque le contrat fut signé. Cela dit, les services de renseignement français étaient, à l'époque, d'autant plus au fait de ce contrat qu'ils en étaient également, et selon Le Figaro (voir « Comment j'ai mis 5 millions de Libyens sur écoute ») et le Canard Enchaîné (pour qui les services secrets français ont aidé Kadhafi à espionner les Libyens), partie prenante de ce contrat. Et il est impossible de faire commerce de tels systèmes sans avoir l'aval des plus hautes autorités de l'État.

    Le fait que Tiphaine Hecketsweiler, la directrice de la communication du groupe Bull, société mère d'Amesys, soit la fille de Gérard Longuet, ou que ce même Gérard Longuet ait remis la légion d'honneur, le 14 juillet 2011, à Philippe Vannier, le PDG d'Amesys et de Bull, explique en partie cette forme de complaisance.

    Mais lorsque l'on est pris la main dans le pot de confiture, il ne sert à rien de nier. Cette attitude ne peut, a contrario, que se retourner contre celui qui nie. Gérard Longuet ont décidé de nier. Pire : il profite de la Libye pour vanter la politique de Nicolas Sarkozy en matière de défense des droits de l'homme.

    Nicolas Sarkozy n'a pas contribué à la libération de la Libye parce qu'il défendait les droits de l'homme, mais par opportunisme.

    Si Nicolas Sarkozy défendait vraiment les droits de l'homme, il n'aurait pas, précédemment, vendu à Kadhafi un système facilitant la traque des défenseurs des droits de l'homme. Si Nicolas Sarkozy défendait vraiment les droits de l'homme, il aurait fait modifier la loi pour que plus jamais la France n'aide un dictateur à espionner des défenseurs des droits de l'homme…

    Le cynisme de Gérard Longuet n'a d'égal que celui du "chef de projet" d'Amesys, en charge du système d'espionnage vendu à Kadhafi et qui, lorsque le scandale a éclaté, répondit sobrement à un ami qui lui demandait si cela ne risquait pas de ternir l'image de son employeur, que “le grand public n’est jamais notre client“, tout en précisant :

    "par contre, ça nous a déjà généré une touche commerciale pour un pays qu’on ne connaissait pas !"

    Dan Israel a écrit un très bon résumé de cette affaire complexe, sur Arrêts sur images (voir, aussi, les articles que j'ai écrit à ce sujet). En décembre dernier, j'ai été auditionné, en compagnie d'Olivier Laurelli, du site Reflets.info, à l'Assemblée nationale. Pour ceux qui voudraient en savoir plus, voici donc la retranscription des propos que j'y ai tenu. Et pour ceux qui voudraient aller encore plus loin, Thierry Piguet (merci à lui & aux co-traducteurs) a retranscrit l'intégralité de la table ronde à l'Assemblée nationale (.pdf) :

    Pendant 3 mois, on a travaillé avec WikiLeaks sur des documents, plaquettes commerciales et modes d'emploi émanants de marchands d'armes de surveillance, et provenant notamment d'un salon, ISS, foire commerciale réunissant ces marchands d'armes d'interception des télécommunications (internet, téléphone, etc.), et leurs clients, mais dont l'accès est interdit aux journalistes.

    Ce genre de systèmes, créés ou développés par des entreprises privées résidant dans des pays essentiellement occidentaux, étaient réservés, jusqu'à la fin des années 90, aux services de renseignement de ces mêmes pays occidentaux. Or, depuis 2001, et l'explosion du marché sécuritaire, ce genre de systèmes est aussi et de plus en plus commercialisé par de petites entreprises qui les vendent à tout va.

    Ainsi, à ISS, on trouve aussi bien des représentants de polices municipales -et on se demande bien ce que des polices municipales peuvent faire de systèmes de surveillance massive de l'internet ou des télécommunications- que des représentants de dictatures ou de pays peu ou pas démocratiques.

    & merci donc au "printemps arabe" de nous avoir ouvert les yeux sur le fait que des entreprises occidentales vendaient à des pays peu ou pas démocratiques, voire dictatoriaux, des technologies et systèmes de surveillance et d'interception des télécommunications permettant notamment d'espionner des défenseurs des droits de l'homme et de la liberté d'expression. En l'état, nos démocraties aident donc des dictateurs à espionner, et réduire au silence, des démocrates.

    On savait que la Chine et l'Iran avaient acheté du matériel américain et allemand, notamment, pour surveiller et censurer le Net. On ne mesurait pas, par contre, à quel point ces systèmes de surveillance et de censure du Net, dans les pays arabes notamment, et a fortiori dans ceux qui ont réussi (Tunisie, Egypte, Libye) à se libérer, ou qui tentent de le faire (Syrie, Barhein...), avaient été développés par des ingénieurs employés par des entreprises privées sises dans des pays démocratiques..............................................................................

    .....................................................................................


    Interrogés sur le fait que de tels systèmes pourraient aussi servir à espionner, arrêter voire torturer des défenseurs des droits de l'homme, le président d'ISS, tout comme le représentant d'Amesys, rétorquent que c'est peut-être possible, mais que "c'est légal" : dans notre économie de marché, il est légal de vendre de tels systèmes, même et y compris à des dictateurs, puisque rien de l'interdit...



    Amesys, qui a reconnu avoir vendu son système de surveillance massive de l'Internet, à l'échelle d'une nation, à la Libye de Kadhafi, a donc beau jeu de déclarer qu'elle n'en a pas moins "respecté toutes les législations nationales, européennes et internationales"... aucune législation nationale, européenne ou internationale n'interdit en effet de vendre un système espion de surveillance des télécommunications à un dictateur (et, a fortiori, à une démocratie) : il n'y a pas de cadre légal... Amesys n'a donc pas respecté "toutes les législations", mais bel et bien profité d'un vide juridique, ce qu'elle s'est bien gardé de préciser, et ce qui relativise quelque peu sa ligne de défense, et le fait qu'elle aurait "respecté toutes les législations" : il n'y en a pas...

    Les systèmes de "guerre électronique", qui permettent d'espionner les télécommunications militaires, ne peuvent être vendus que sur autorisation de Matignon. Les systèmes de "surveillance massive de l'internet", qui permettent donc aussi et avant tout d'espionner les civils, peuvent par contre être vendus à n'importe qui, sans aucune forme d'autorisation...

    La question est aussi de savoir s'il suffit de rajouter ce genre d'armes de surveillance et d'interception des télécommunications à la liste des "armes" interdites à l'export, sauf autorisation de Matignon. En l'espèce, le contrat négocié par Amesys, via Ziad Takieddine, à la Libye de Kadhafi, était cautionné par les ministères de l'Intérieur et de la Défense, et par l'Elysée, qui cherchaient à se rapprocher de Kadhafi.

    Il ne suffit donc pas de rajouter ces "armes de surveillance" à la liste des "armes de guerre".

    D'une part parce qu'elles permettent notamment d'espionner "les amis des amis" de ceux qui sont surveillés, et qu'il s'agit donc de systèmes de surveillance et d'espionnage "massifs" des citoyens, et non pas seulement des "terroristes" ou autres "suspect";

    mais également parce qu'il ne s'agit donc pas là seulement d'"armes de guerre", parce que leurs cibles, et victimes, sont d'abord et avant tout civiles, et que si la question n'avait été que militaire, ou "sécuritaire", la France aurait eu beau jeu d'accorder le droit à Kadhafi d'exploiter, en toute légalité, untel système de surveillance et d'interception des télécommunications...

    Accessoirement, la CNIL (en charge de la protection de nos droits informatique et libertés) ne fait pas partie de la commission chargée de valider l'utilisation, et la vente, des systèmes d'atteinte à la vie privée...

    Et ni Matignon, ni les ministères de l'Intérieur et de la Défense n'ont répondu à mes questions portant sur les 7 systèmes de surveillance et d'interception des télécommunications qu'ils ont acheté à Amesys cesdernières années.

    Et ça, c'est pas "normal" : dans une démocratie, on devrait être en droit de savoir à quoi ils servent, mais également de savoir pourquoi la France a autorisé une entreprise française à aider Kadhafi à espionner ceux qui se battaient pour que la Libye deviennent une démocratie...

    Voir aussi :
    Plus de fichiers = plus de fuites
    Amesys/Bull: un parfum d’affaire d’État
    Etre identifié par ses fesses… ou ses pieds
    Amesys accuse l’ambassadeur de Libye de pédophilie
    Vidéosurveillance : ce n’est pas parce que les caméras ne servent à rien qu’il ne faut pas en rajouter

    jean.marc.manach (sur Facebook & Google+ aussi) @manhack (sur Twitter)
    auteur de "La vie privée, un problème de vieux cons ?"

    « Un témoignage nouveau, précieux, incontournable et limpide quant au 11 septembreBIG BOTHER LIBYEN , c'est grâce à qui????? »
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